Imaginez : une île paradisiaque, avec ses plages de sable blanc, ses palmiers se balançant au gré du vent, et ses eaux cristallines étincelant sous le soleil. C’est l’image que beaucoup pourraient avoir en tête lorsqu’ils pensent à Diego Garcia, un atoll situé en plein milieu de l’océan Indien. Mais pour 68 Tamouls qui y sont restés coincés pendant près de trois ans, ce lieu était bien loin d’être un paradis. Loin des images de cartes postales, ces demandeurs d’asile ont vécu dans des conditions épouvantables. Ils n’avaient aucun espoir immédiat de retrouver la liberté. Ce n’est que le 03 décembre 2024 qu’ils ont obtenu le droit de quitter l’île de Diego-Garcia. Que s’est-il passé pour que ces personnes, fuyant les persécutions dans leur pays d’origine, se retrouvent emprisonnées sur une base militaire anglo-américaine si longtemps ?

Pour commencer, il est essentiel de situer Diego Garcia. C’est un petit atoll appartenant à l’archipel des Chagos, un ensemble d’îles dispersées au cœur de l’océan indien. L’archipel est administré par le Territoire britannique de l’océan Indien depuis 1965. Cette administration a commencé après sa séparation de l’île Maurice, située à plus de 2 000 kilomètres au sud-ouest. Mais cette gouvernance est elle-même contestée. L’île Maurice revendique la souveraineté sur l’archipel. En 2019, la Cour internationale de justice a tranché en faveur de Maurice, estimant que les Chagos devaient être restitués à ce pays. Le Royaume-Uni a ignoré cette décision et continue de contrôler l’archipel. Celui-ci est majoritairement utilisé par l’armée américaine, notamment pour ses opérations militaires dans la région du Moyen-Orient.

Diego Garcia est ainsi devenue une base militaire clé, avec une population de plusieurs milliers de soldats américains. Pour beaucoup, la présence militaire occidentale sur cette île est synonyme de contrôle stratégique sur les routes maritimes et les ressources de l’océan Indien. Mais pour les 68 Tamouls qui y ont été détenu pendant près de trois ans, cette base est devenue un véritable cauchemar.

Diego García
L’atoll est aujourd’hui essentiellement occupé par les 3.000 à 5.000 militaires américains qui vivent sur la base militaire. | Senior Airman Rebeca M. Luquin, U.S. Air Force via Wikimedia Commons


Pour comprendre comment ces Tamouls se sont retrouvés sur cette île, il faut remonter à l’origine de leur exil. L’histoire de ces Tamouls commence bien loin de Diego Garcia, dans le nord du Sri Lanka. Depuis la fin de la guerre civile en 2009, les Tamouls sri-lankais sont confrontés à des persécutions systémiques. Ils constituent une minorité ethnique dans un pays majoritairement cinghalais. Ils subissent également des violences de la part du gouvernement et des forces de sécurité. Après avoir vécu des années de marginalisation et de brutalités, ces 68 Tamouls, comprenant seize enfants, décident en 2021 de fuir leur pays. Leur destination ? Le Canada, où ils espéraient demander l’asile et commencer une nouvelle vie loin des souffrances qu’ils avaient endurées ( Le Parlement canadien étant le seul pays à avoir officiellement reconnu le massacre des Tamouls comme un genocide en mai 2022).

Mais leur périple prend une tournure dramatique. Leur bateau, inadapté pour une traversée aussi longue, commence à couler après seulement dix jours en mer. Le 3 octobre 2021, leur embarcation est repérée par la marine britannique, qui les ramène sur l’atoll de Diego Garcia.

À leur arrivée à Diego Garcia, les Tamouls pensent qu’ils ne resteront sur l’île que quelques jours. Ils s’attendent simplement à ce que leur bateau soit réparé afin de pouvoir reprendre leur voyage. Sauf que les jours se transforment en semaines, puis en mois, et bientôt en années. Pendant plus de trois ans, ils vont ainsi être bloqués sur cette île. Ils sont enfermés dans un camp de réfugiés insalubre, entouré de clôtures hautes de deux mètres.

Leurs conditions de vie sont déplorables : ils dorment sous des tentes de fortune qui fuient lors des intempéries et qui sont infestées de rats, de souris et de cafards. Les rats mangent leur nourriture, grimpent sur leurs enfants pendant leur sommeil et les mordent parfois. La vie sur Diego Garcia est un enfer quotidien.

Pire encore, ils n’ont aucune liberté de mouvement. Tandis que les militaires stationnés sur l’île ont accès à des infrastructures comme des magasins, des bars, des terrains de sport, et même un bowling, les réfugiés tamouls n’ont pas le droit de quitter leur camp. Leurs seules sorties sont pour des visites médicales ou, dans de rares occasions, pour aller à la plage sous surveillance stricte. Cette absence de liberté et le manque de perspectives d’avenir pèsent lourdement sur leur moral.

Diego García
Kala (prénom d’emprunt), migrante sri-Lankaise d’origine tamoule arrivée au Royaume-Uni avec une soixantaine d’autres réfugiés après avoir été confinée pendant trois ans sur l’île de Diego Garcia, lors d’une interview avec l’AFP, le 6 décembre 2024 près de Londres / afp.com/BENJAMIN CREME.

L’une des principales raisons pour lesquelles ces Tamouls se trouvent dans une telle impasse est la situation juridique unique de Diego Garcia. L’atoll est une base militaire anglo-américaine, et aucune loi ne prévoit la gestion des demandes d’asile sur ce territoire. C’est la première fois dans l’histoire moderne que des réfugiés cherchent asile à Diego Garcia, et ni le Royaume-Uni ni les États-Unis n’ont de cadre juridique clair pour traiter leur cas.

Le Royaume-Uni est responsable du territoire, mais sa gestion du dossier laisse beaucoup à désirer. Malgré la recommandation en 2022 de Liz Truss, alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères, de traiter ces demandes d’asile au Royaume-Uni en raison du risque de suicides dans le camp, aucune action concrète n’a été prise.

Les Tamouls sont donc pris dans un vide juridique total. Ils ne peuvent ni quitter l’île, ni continuer leur route vers le Canada, ni demander l’asile dans un pays tiers. Entre l’incertitude et la négligence, leur sort est devenu une question diplomatique complexe que ni le Royaume-Uni ni les États-Unis ne semblent vouloir résoudre.

Pourtant, il y a eu quelques développements récents qui offrent une lueur d’espoir. En avril 2024, la juge Margaret Obi, de la Cour suprême du Territoire britannique de l’océan Indien, a accordé aux Tamouls une liberté sous caution, leur permettant de quitter temporairement le camp et d’accéder à certaines parties de l’île. Cette décision a été prise après la visite d’une délégation du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR). Celle-ci a constaté que les conditions de détention des réfugiés sur Diego Garcia violaient le droit international et que leur situation relevait de la détention arbitraire.

Cette audience, qui s’est tenue sur place en octobre 2024, a marqué un tournant décisif. Le 3 décembre 2024, la majorité des Tamouls bloqués ont enfin été transférés à  Londres, où ils peuvent désormais entamer des démarches pour leur demande d’asile. Huit adultes, dont l’état de santé nécessitait des soins urgents ou un bilan médical approfondi, ont été hospitalisés au Rwanda. Ces évacuations sont la conséquence directe des conclusions rendues lors de l’audience. Elles ont forcé les autorités britanniques à agir face à la pression juridique et humanitaire croissante.

Ce dénouement, qualifié de « grand jour pour la justice» par des hommes de loi internationaux et des militants des droits humains, symbolise la victoire du droit sur l’indifférence. Cependant, il reste encore des incertitudes quant à la stabilité future de ces familles. Si leur évacuation marque la fin de leur calvaire sur Diego Garcia, leur combat pour un avenir sûr et digne n’est pas encore terminé.

L’histoire de ces Tamouls rappelle la fragilité des droits humains face aux zones grises du droit international. Mais pour la première fois depuis trois ans, ces familles peuvent enfin entrevoir un avenir hors des barbelés de Diego Garcia…

Diego García
Des membres de la communauté chagossienne manifestent contre la décision du gouvernement britannique de transférer à l’île Maurice la souveraineté sur les îles Chagos, le 7 octobre 2024 à Londres
 © / afp.com/Adrian DENNIS