Le sujet postcolonial, marqué par une double culture et une mémoire de la domination, transforme son vécu en savoir critique. À travers un parcours d’intellectualisation, il devient un acteur politique puissant, capable de déconstruire les héritages coloniaux et de repenser les formes d’émancipation.
Au prisme du courant postcolonial
La posture postcoloniale prise tout au long de cet article émerge dans les années 80, lors de la prise de conscience des tendances à la subalternisation et à l’omniprésence des représentations coloniales des élites dans les sociétés anciennement colonisées et postcolonisées, pourtant censées être indépendantes.

Face à cette prise de conscience, les postcoloniales studies apparaissent. C’est un champ académique de recherche développant une posture historico-politique avec une littérature monde, à la fois générale mais un décentrement et une géopoétique1.
Dans ce cadre, nous nous baserons sur un des fondements de la géopoétique, la critique radicale qui invite à remettre en question notre mode de vie occidental pour réapprendre à vivre en harmonie avec le monde. Souvent, les théories postcoloniales sont placées sous le signe de l’hybride.
Les intellectuels de ce courant ont de nouveau soulevé la question du peuple en donnant la voix aux paroles passées sous silence, aux « Oubliés de la République » comme l’entend la politologue Françoise Vergès. En recentrant l’attention sur les acteurs non émancipés de la société, le but était de dénoncer une situation de domination dans laquelle se trouvait une grande majorité de la population. La volonté fut de rendre compte des inconscients postcoloniaux dus aux non-dits et aux flous.
La désoccidentalistion du regard
La thèse des postcoloniales studies consiste à affirmer que le regard porté sur l’immigration serait le fruit du regard porté sur l’indigène, voire de l’esclave. À ce stade, il est donc conçu que la posture postcoloniale serait le passage des formes élitaires coloniales en des formes de représentations.
Cette posture permet d’accéder à une désoccidentalisation du regard, essentielle, car elle permet de s’émanciper des prénotions et de déconstruire toutes nos idées intériorisées, y compris celles fortement ancrées au cours des processus de socialisation. Ce regard autre permet de donner accès à des connaissances toutes autres.
Parmi toutes ces connaissances, l’idée que j’ai envie de mettre en lumière dans cet article consiste à comprendre le sujet postcolonial comme un acteur social puissant en raison de l’arme politique d’aplomb dont il dispose, à savoir la double culture.
Une sensibilité propre à constituer un moteur d’action
Effectivement, en tout premier lieu, être un sujet postcolonial, c’est détenir une sensibilité propre à la compréhension de nombreux rouages permettant les modes d’oppression subis. En partant du postulat que la sensibilité est au cœur de l’action, nous pouvons entendre la puissance d’agir de ces individus.
Ce qui est propre au sujet postcolonial et qui est motivé par son affect, c’est l’ensemble de son parcours allant du vécu d’une injustice raciale à une volonté de la comprendre autour de la constitution d’un savoir. Soit ce parcours intellectuel qui les amène à convertir leurs vécus en une connaissance solide.
À ce propos, la sociologue et anthropologue Franco-algérienne Nacira Guénif-Souilamas2 développe cette idée :
« Les immigrés postcoloniaux ont, du fait de la colonisation (et de ses conséquences sur les nouveaux États après les indépendances), une connaissance plus poussée de la société française et de son organisation politique, administrative et juridique, et des principes de légitimation de celle-ci. De ce fait, ces immigrés postcoloniaux se sont autorisés plus rapidement et plus facilement à interroger leur « condition d’immigrés ».
Un solutionnisme clairvoyant
Véritablement, comme l’expose Nacira Guénif-Souilamas, la spécificité de ces sujets réside dans la reconnaissance d’une double conscience, donc d’une connaissance plus poussée, nous citons :
« La reconnaissance de cette double conscience : permet de reconnaître la différence entre deux régimes de connaissance : objectif et subjectif, et les victimes ont accès aux deux ».
Dès lors, ces sujets ont la capacité de saisir ce qui est invisibilisé, de saisir l’indicible, notamment de rendre compte de cette intrication psychique et sociale dans ce rapport de domination ethnique. Ils disposent d’une source de savoir incommensurable. En raison de cette position, ces sujets ont la possibilité de pouvoir sortir de l’aveuglement, de voir ce qui constitue une entrave à la perception en raison de l’intériorisation, de la puissance de la domination et donc de sortir de l’éveil.
Si bien que, la plupart du temps, ils occupent des prises de position réelles et sont engagés. Plus encore, à l’aide de ce regard, les sujets postcoloniaux conçoivent et expliquent ces phénomènes d’une certaine manière en y associant tout un ensemble de solutions possibles.
Pour saisir l’arme politique dont dispose le sujet postcolonial, l’enjeu est de s’efforcer de comprendre comment le ce dernier en tant qu’acteur social problématique, ce qu’il est, ce qu’il fait et le monde dans lequel il vit. Généralement, le plan intellectuel est utilisé comme défense et rempart aux affects. Ici, elle permet de rallier les émotions, les affects et les ressentis à un agir. Il y a donc moins d’inconscient dans le discours.
Fanon au cinéma

Cette réflexion s’inscrit dans la lignée des travaux de Frantz Fanon, psychiatre et penseur martiniquais, dont les analyses sur la colonisation et ses effets psychologiques ont profondément influencé les études postcoloniales. Ils ont jeté les bases d’une critique radicale du colonialisme et de ses prolongements psychiques et sociaux.
Aujourd’hui encore, sa pensée résonne puissamment, comme en témoigne le film « Frantz Fanon, trajectoire d’un révolté », actuellement à l’affiche, qui retrace son engagement et met en lumière l’actualité brûlante de ses idées.