Le curcuma est dans les lattés. Le cumin parfume les sauces des chefs étoilés. Et le mot “masala” s’affiche sur les paquets de chips. Ce que l’Inde a transmis au monde ne tient pas que dans des recettes, mais dans des saveurs, des gestes, des récits. Derrière chaque épice, une histoire : celle d’un peuple, de ses migrations, de ses luttes et de sa capacité à faire du goût une puissance douce.

En Inde, les épices ne sont pas des ingrédients, ce sont des racines. Depuis plus de 5 000 ans, elles accompagnent les repas, soignent les corps, rythment les saisons. Le poivre, originaire du Kerala, est appelé “l’or noir” par les premiers marchands arabes. Le curcuma colore les currys, mais aussi les rituels de mariage. Le cardamome apaise l’estomac et parfume les desserts.

Et derrière chaque combinaison de saveurs, que ce soit un rasam du Tamil Nadu ou un chole du Punjab, il y a une logique : celle de l’Ayurveda, qui voit les épices comme des outils d’équilibre intérieur. Manger, ce n’est pas juste nourrir le corps. C’est rétablir une harmonie.

Si le monde entier connaît aujourd’hui la cannelle ou le gingembre, ce n’est pas par hasard. Dès l’Antiquité, l’Inde devient un carrefour commercial. Les navires romains arrivent à Muziris (dans l’actuel Kerala) pour acheter des épices précieuses. Mais c’est à partir du XVe siècle que tout change : les puissances européennes se lancent dans une véritable chasse aux épices.
Les Portugais, puis les Britanniques, colonisent des ports, tracent des routes maritimes, créent des monopoles. L’enjeu ? Contrôler la production, imposer les prix, dominer le marché. Derrière la soif d’épices, une logique impériale.
Pendant ce temps, les diasporas indiennes, forcées ou volontaires, emportent leurs goûts avec elles. En Afrique de l’Est, aux Caraïbes, au Royaume-Uni, les recettes se mélangent, s’adaptent. Et une chose est sûre : l’odeur du curry ne reste jamais confinée à une seule frontière.

Arrivée de Vasco de Gama à Calicut en 1498, Alfredo Roque Gameiro, c. 1900 / Le Parrhèsiaste.

Dans les années 1980-90, les restaurants indiens deviennent des repères dans les capitales occidentales. Le chicken tikka masala est sacré “plat préféré des Britanniques”. Les currys en brique apparaissent dans les rayons. Les chefs occidentaux, comme Yotam Ottolenghi ou Gordon Ramsay, s’enthousiasment pour la profondeur des épices indiennes.
Mais cette adoption s’accompagne aussi de malentendus : on parle de “cuisine indienne” comme d’un tout homogène, alors qu’elle varie profondément d’un État à l’autre. Le mot “curry” devient un fourre-tout qui gomme les subtilités régionales.
Et parfois, la simplification devient caricature : sauces trop grasses, épices édulcorées, recettes figées. La mondialisation adore l’exotisme… mais pas toujours la complexité.

Aujourd’hui, les épices indiennes ne sont plus seulement exotiques : elles sont mondialisées. Le curcuma est vanté pour ses vertus anti-inflammatoires, le gingembre pour booster l’immunité, le garam masala pour “pimper” les plats vegan.

Mais cette reconnaissance va de pair avec une nouvelle vigilance : qui parle de ces épices ? Qui les vend ? Qui est reconnu comme expert ?

Des chefs issus de la diaspora indienne reprennent la parole. Ils racontent des recettes héritées, dénoncent les appropriations, revendiquent l’authenticité sans l’enfermer. Sur les réseaux, dans les livres, dans les séries culinaires, une autre voix se fait entendre : celle de celles et ceux qui ont grandi avec ces épices… bien avant qu’elles ne deviennent tendance.

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Les épices indiennes ne sont pas juste une mode. Elles sont un langage. Un lien entre générations, une archive comestible, un outil de transmission. En assaisonnant le monde, l’Inde n’a pas simplement exporté des saveurs : elle a tissé un récit. Et chaque bouchée, quelque part, continue de raconter une part de cette histoire.