Dans les années 1970, le cinéma indien produisait des films à la chaîne, espérant toucher le cœur de millions de spectateurs à travers le monde. Pourtant, « Janitou » (Jaane tu), réalisé par Manmohan Desai en 1973, n’a pas trouvé son public. En Inde, c’était un échec, un flop total. Mais, contre toute attente, ce film a trouvé une seconde vie à des milliers de kilomètres de Bollywood, en Algérie, où il est devenu un phénomène culte dans les années 1980.
Un échec à bollywood, une révélation en Algérie
Bien que le film Aa Gale Lag Jaa soit passé relativement inaperçu sur le grand marché indien, il a conquis le cœur des Algériens. Ces derniers l’ont rebaptisé “Janitou”, en référence à la chanson Tera Mujhse Hai Pehle Ka Naata Koi, où l’on entend les paroles “Jaane tu ya Jaane naa”. Ce film raconte une histoire dramatique, celle d’un garçon souffrant de la polio, un malheur qui rapproche ses parents à leur insu. C’est une histoire d’amour étouffée, refoulée, mais qui refait surface des années plus tard, sur fond de luttes sociales, de pauvreté et, bien sûr, d’une bande-son envoûtante comme seule Bollywood sait le faire. Ce mélodrame a fait couler des larmes dans bien des foyers algériens.
Diffusé d’abord dans les salles de cinéma avant de passer sur les chaînes de télévision algériennes, « Janitou » a touché des milliers de spectateurs, transcendant les générations et les goûts cinématographiques. Le plus marquant reste sans doute la chanson phare du film, dont les paroles sont gravées dans la mémoire collective algérienne. Même ceux qui n’ont jamais vu le film peuvent fredonner son refrain en chœur.
Une échappatoire pendant les années noires de l’Algérie
On ne peut ignorer les chapitres les plus sombres de l’histoire algérienne, en particulier les années 1990, tristement surnommées “la décennie noire“. Durant cette période, l’Algérie a été ravagée par une guerre civile sanglante, marquée par la terreur et les violences qui ont touché des milliers de familles. Alors que la vie quotidienne devenait de plus en plus insoutenable, des films comme Janitou offraient une échappatoire précieuse pour une population en quête de réconfort.
Dans ce contexte, ce film représentait plus qu’une simple histoire d’amour et de lutte de classes. Il devenait un refuge, un espace de rêve où l’on pouvait s’évader des horreurs qui se déroulaient à l’extérieur. Les Algériens, accablés par l’incertitude et la peur, trouvaient dans ces mélodies bollywoodiennes une forme d’insouciance, un souffle d’air frais leur permettant, en l’espace de quelques heures, de se déconnecter d’une réalité dévastatrice. Les chants, les danses et l’univers coloré du film offraient une parenthèse enchantée dans un quotidien marqué par la violence.
Mes parents, ayant vécu cette sanglante guerre civile, m’expliquaient que ce film était une manière de se raccrocher à l’espoir, à la beauté, et à la promesse d’un avenir meilleur, alors que tout semblait s’effondrer autour d’eux. Il peut, pour certains, sembler être qu’un simple film mais il est un témoin silencieux d’une époque où l’Algérie cherchait désespérément à s’accrocher à une forme de bonheur, même illusoire, dans un monde devenu brutal et hostile.
La passion algérienne pour Bollywood
En Algérie, l’amour pour le cinéma Bollywoodien dépasse de loin l’appréciation pour de simples films exotiques. Il y a quelque chose de profondément universel dans ces histoires d’amour, de lutte, et de résilience qui résonne avec le public algérien.
Depuis des décennies, les Algériens sont fascinés par ces mélodrames indiens aux couleurs vives, aux danses captivantes et aux musiques envoûtantes. Cet engouement ne s’explique pas seulement par le divertissement, mais par un écho émotionnel avec les histoires d’injustices, de luttes sociales et de passions qui, à bien des égards, reflètent des réalités partagées.
Je me souviens encore, en tant qu’Algérienne, de mon enfance bercée par ces films. Les week-ends passés en famille à regarder des classiques de Bollywood, où les héros surmontent tous les obstacles au nom de l’amour et de la justice, ont profondément marqué mon imaginaire. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les femmes algériennes ont des standards amoureux si… disons, exigeants. Après tout, lorsqu’on a grandi avec des héros comme Veer Pratap Singh, Aman Mathur ou Raj Malhotra, qui sont prêts à risquer leur vie, braver des tempêtes et déclamer leur amour sous une pluie battante, on ne peut plus se contenter de moins que cela. Si l’amour ne vient pas avec des sacrifices dignes de Bollywood, une bande-son épique, et quelques gestes héroïques, c’est tout de suite moins intéressant, non ?
Documentaire d’Amine Hattou pour expliquer l’engouement autour de ce film
Dans son documentaire également nommé “Janitou“, Amine Hattou, un cinéaste algérien, part à la rencontre de ceux dont la vie a été marquée par ce film. Il explore à travers leurs récits comment une œuvre venue d’ailleurs a réussi à tisser des liens profonds avec la mémoire collective algérienne. Cependant, le documentaire ne cherche pas à retracer les coulisses du film en tant que tel. Au lieu de cela, il s’intéresse à comprendre pourquoi “Janitou“ a touché autant d’Algériens et pourquoi il suscite encore une telle nostalgie. Hattou commence son récit en fouillant dans ses souvenirs d’enfance, où des photos de famille refont surface, chacune racontant une histoire personnelle, mais liée à un moment d’émotion partagé devant ce film culte.
« Janitou », un héritage culturel inattendu
L’histoire de « Janitou » en Algérie est un bel exemple de la manière dont le cinéma peut transcender les frontières culturelles et géographiques. Ce film, destiné à l’oubli en Inde, est devenu un symbole nostalgique et un héritage culturel inattendu pour plusieurs générations d’Algériens.
En fin de compte, l’épopée de « Janitou » en Algérie est la preuve que les échecs ne sont parfois que des succès déguisés, en attente de trouver leur véritable public.