Ce débat est de loin l’un des débats les plus fréquents actuellement. Il n’est néanmoins pas de récente apparition et donne matière à réflexion depuis des siècles. À ce titre, il paraît inutile de souligner la divergence d’idées et d’idéologies qui, avant d’opposer des pseudos influenceurs sur les réseaux sociaux, opposaient des philosophes et des écrivains de renom.
Un débat sans fin
À la différence des premiers, les philosophes et écrivains s’appuyaient sur des concepts sociétaux et tendaient à une réflexion sur le comportement de l’homme sous toutes ses facettes afin de comprendre ses réactions. Cependant, les influenceurs/tiktokeurs s’appuient souvent sur un vécu propre à eux, et entament une démarche aveuglément dévouée à maintenir une seule position, celle qu’ils ont vécu. Ils partagent cela sur les réseaux sociaux et se montrent virulents dès que le courant ne va pas dans leur sens, car eux seuls détiennent le monopole de la vérité.
Ce débat tel qu’il est relayé sur les réseaux sociaux, n’est ni plus ni moins un débat dénué de sens que l’on pourrait rapidement clôturer de la manière suivante :
Vous et moi sommes différents. Vous et moi n’avons pas les mêmes parents. Vous et moi n’avons pas les mêmes principes ni le même vécu, donc vous et moi pouvons légitiment avoir une vision et un comportement différent. Vous pouvez choisir de consacrer votre vie à vos parents, tandis que je peux être complètement indifférente à cette idée. Appliquez cela avec chaque personne avec qui vous avez ce débat et ce dernier n’aura plus lieu.
À chacun sa perception de sa relation avec ses parents/ses enfants. À chacun son vécu, ses préceptes et sa religion. À chacun, ses convictions, ses valeurs et ses moeurs. Ce qui peut être considéré comme une forme de redevabilité dans une société peut ne pas l’être dans une autre.
Ainsi, ceux qui prétendent être libres de ne pas être redevables envers leurs parents devraient laisser cette liberté à ceux qui se sentent redevables envers eux, car les vécus et les histoires de chacun d’entre nous ne se concurrencent et ne se comparent pas.
Enfin, je peux conclure et m’arrêter ici, vous laissant avec ces affirmations et vous confirmant qu’il est inutile d’épiloguer longuement sur un fait accompli. Mais, certains jugeraient ces affirmations vagues, partielles et partiales.
Chacun a son propre point de vue, je le concède, mais je ne saurais opter pour une voie aussi simple. Pour ceux d’entre vous qui sont plus curieux, je vous invite à poursuivre votre lecture. Je vais ainsi exposer plusieurs perspectives afin d’explorer les diverses influences que certains éléments peuvent exercer sur la perception de notre relation avec nos parents. Dans cet article, nous examinerons les différentes visions sur ce sujet, en soulignant l’importance d’un équilibre entre tradition et autonomie individuelle.
Qu’est ce qu’être redevable ?
D’abord, la définition des termes s’impose. Dans le débat susmentionné, on relève deux termes qui eux même en relèvent d’autres, au rang desquels apparaît en premier le mot « redevable ».
Ce dernier désigne généralement une personne ou une entité qui est tenue de payer une somme d’argent, ou qui est responsable de quelque chose, souvent en vertu d’une obligation légale, contractuelle ou morale. Par exemple, dans le domaine fiscal, un individu peut être redevable d’impôts, ce qui signifie qu’il est légalement tenu de les payer.
La redevabilité quant à elle fait référence au devoir d’assumer la responsabilité de ses actions ou de rendre compte de ses décisions. À titre d’exemple, un gouvernement peut être tenu de rendre des comptes à ses citoyens, ce qui signifie qu’il est responsable de ses actions et de ses décisions devant le peuple.
Par extension, être redevable envers nos parents, c’est tout simplement avoir une dette envers eux. Ce sont nos créanciers lorsque nous sommes leurs débiteurs. L’obligation qu’incarne ce terme est celle que certains trouvent problématique car implique une forme de relation hiérarchique et formelle. La relation parent-enfant prend ainsi la forme d’une facture impayée. C’est de cette façon que se dessine le schéma de la première thèse, celle d’une redevabilité sans débats ni négociations, parce que nos parents nous ont mis au monde.
A ce précepte et à bien des égards, une force probante se déploie pour émettre son antithèse : nous ne sommes aucunement redevables car nous n’avons pas choisi de naître. En effet, personne n’a choisit de naître. C’est bel est bien une décision des parents qui doivent donc à leurs enfants assistance, éducation et tout ce qui s’ensuit. Les défenseurs de cette idée estiment ainsi ne pas être redevables envers leurs parents pour les choses qui leur incombent par définition.
Pourquoi un tel débat ?
Dans les sociétés sud-asiatiques, la question de la redevabilité envers les parents est profondément enracinée dans les traditions et les moeurs. Cette perception est considérée comme un pilier fondamental de la structure familiale et sociale. Cependant, à l’ère de l’individualisme croissant, cette notion est remise en question à mesure que les valeurs et les attitudes évoluent. Certains arguent que le respect et la redevabilité envers les parents ne devraient pas nécessairement signifier une soumission totale à leurs désirs ou une absence d’expression individuelle.
De plus, l’exemple de la jeunesse sud-asiatique moderne, confrontée à des pressions sociales et familiales pour suivre des chemins traditionnels prédéfinis, illustre les limites de cette vision de la redevabilité telle qu’elle est décrite. Cette dernière parfois perçue comme une contrainte, peut entraîner un sentiment de frustration, sapant ainsi le lien familial au lieu de le renforcer.
Dans cet esprit, il n’est pas question d’être redevable, si mes parents font ce tout qu’ils font pour moi, c’est normal donc je ne leur dois rien. Voici le début d’une remise en question sans nuances qui trouve son chemin dans un tourbillon incessant du progrès et du changement. Ce courant émergeant qui tend à défier les normes et les valeurs anciennes qui ont longtemps gouverné nos sociétés laisse croire à une obsession envers ces concepts. Se crée ainsi une vague de remise en question, souvent applaudie pour son courage et son esprit critique.
On estime que la redevabilité envers les parents est une base inviolable pour assurer le bon fonctionnement de la société. Elle incite à reconnaître et à apprécier les sacrifices et les efforts déployés pour notre bien-être et notre éducation. Chaque acte de générosité, chaque moment de soutien devient une raison de gratitude, renforçant ainsi les liens affectifs au sein de la famille.
Que disent les philosophes et écrivains ?
« On ne leur doit rien, sinon la gratitude »
Affirmait Joel Feinberg, philosophe politique et juridique américain. Il explique dans son article « Devoirs, droits et réclamations » (1966) que la dette envers un créancier n’a pas grand chose à voir avec le devoir de témoigner de la gratitude à un bienfaiteur.
« Mes sentiments de gratitude ne ressemblent pas vraiment aux sentiments que j’éprouve envers un marchand qui me livre des marchandises avant que je les aie payées. »
Il affirme que ce que nous devons à nos aînés est bien différent d’un « paiement », car la gratitude n’est pas une monnaie. La seule chose que nos parents peuvent exiger de nous, c’est de montrer que nous leur sommes reconnaissants.
Nous pouvons ainsi introduire le terme de “reconnaissance”. C’est le fait de ressentir et exprimer de la gratitude, de l’appréciation ou du respect envers une personne pour ses actions, ses qualités ou ses contributions. Certains estiment que la reconnaissance consiste à apprécier les sacrifices et les efforts consentis par nos parents pour notre bien-être, tandis que la redevabilité va plus loin en impliquant une action concrète en retour. D’autres affirment qu’être reconnaissant va au-delà de simplement dire “merci” ; cela implique une prise de conscience profonde de la valeur de ce que nous avons reçu et un sentiment de dette ou d’obligation envers la personne qui en est à l’origine. On revient ainsi à la question de redevabilité.
“On leur doit ce qu’ils méritent”
Le « simple acte de procréation » n’exige aucune gratitude de la part de la progéniture. Mais c’est le cas pour certains avantages, comme l’éducation reçue, qui permet à l’enfant de devenir une personne libre. C’est ce que le philosophe anglais, John Lock écrit dans son Traité sur le gouvernement civil (1689). Pour le penseur libéral, les enfants doivent se soumettre aux parents.
« la liberté ne vous libère pas de l’honneur que l’enfant doit à ses parents selon la loi de Dieu et de la nature »
Il convient donc aux enfants de soutenir leurs parents, par respect et gratitude, et de contribuer à leur bonheur du mieux qu’ils peuvent. Rien à voir avec un esclavage absolu, car, selon Locke, « l’honneur, le respect, la gratitude et le soutien sont une chose, l’obéissance et la soumission inconditionnelles en sont une autre ».
“On leur doit plus que nous ne pourrons jamais rembourser.”
Toute personne qui contracte un emprunt est investie d’une obligation : elle s’engage à rembourser le montant emprunté majoré des intérêts à une date convenue. Mais que devons-nous rendre à ceux qui « nous ont donné l’existence » ?
Aristote pose cette question dans l’Éthique à Nicomaque, où il établit une analogie entre la relation parents-enfants et le lien créancier-débiteur. Qu’il s’agisse de l’éducation, des frais quotidiens ou simplement du temps consacré par les parents à leurs enfants jusque dans les moments les plus éprouvants de la rébellion pubertaire : nous sommes tous profondément endettés envers nos créanciers parentaux.
” Celui qui est endetté doit payer”.
Mais sous quelle forme, en quelle devise devons-nous effectuer ce remboursement ? Et à quelle échéance ? Prendre en charge les frais liés à la vieillesse de nos aînés est un début. Mais l’argent seul ne suffit pas. Compte tenu des « plus grands avantages » – le don de l’existence et de l’éducation qu’ils nous ont dispensés –, les parents méritent la rétribution qui, normalement, revient surtout aux dieux : l’honneur.
Que disent certaines religions ?
Dans l’hindouisme, le concept de “Pitru Runa” souligne l’importance du respect et de la dévotion envers les parents. Comme le dit le Mahabharata : “Honore tes parents, tes enseignants, et ton âme gagnera la paix.” Cette perspective met en avant l’idée que nos parents sont sacrés et méritent notre respect et notre gratitude.
De même, dans l’islam, il est dit que le musulman doit égards, obéissance et bonté à ses parents. Ces obligations ne sont pas dues au fait qu’il lui ont donné naissance ou en contrepartie des bienfaits qu’ils ont reçu mais parce que Dieu le dit et l’ordonne ainsi que son prophète.
Ces préceptes ne sont en réalité aucunement différents de ce que la législation française exige.
Que dit la loi ?
En effet, on retrouve cela dans une obligation légale déterminée par l’article 205 du Code civil :
« Les enfants doivent des aliments à leurs père et mère et autres ascendants qui sont dans le besoin ».
En vertu de cet article, les enfants sont soumis à une obligation de ” secours “. Elle concerne les enfants à l’égard de leurs parents (sauf s’ils ont été déchus de leurs droits), de leurs grands-parents. Mais ce n’est pas tout, cela risque d’en stresser plus d’un, cette obligation s’étend même jusqu’aux beaux-parents !
Cette obligation alimentaire s’appréciera in concreto, autrement dit en fonction de la situation propre à chaque personne (les dits créanciers des aliments) ainsi qu’en tenant compte de la situation des parents (débiteurs des aliments). Pour rappel, le débiteur des aliments doit être en mesure financièrement de pouvoir donner des aliments.
Entre tradition et modernité : l’extrême redevabilité face au summum de l’ingratitude
La vérité se trouve quelque part entre ces deux extrêmes.
“La arfaite raison fuit toute extrémité, et veut que l’on soit sage avec sobriété”
Molière
Reconnaître la redevabilité envers nos parents ne signifie pas renoncer à notre autonomie individuelle, mais plutôt trouver un équilibre entre tradition et modernité. Nous vivons dans une société individualiste où les valeurs traditionnelles sont souvent perçues comme archaïques ou dépassées à tort. Cependant, il est essentiel de reconnaître que chaque société dispose de ses propres perceptions et valeurs, et nous ne devrions pas rejeter automatiquement ce qui est considéré comme traditionnel.
Reconnaître les sacrifices et les contributions de nos parents est essentiel pour construire des relations familiales saines et épanouissantes. Cependant, cela ne signifie pas que nous devons sacrifier notre propre autonomie et indépendance. Comme l’a écrit l’auteur pakistanais Mohsin Hamid :
“Honorons nos parents en vivant des vies remplies de sens et d’intégrité, pas seulement en suivant aveuglément leurs souhaits. »
De son côté, Amitav Ghosh, romancier, essayiste et critique littéraire indien disait :
“Nos parents nous donnent la vie, c’est le plus grand cadeau qu’ils puissent nous faire, et en retour, nous leur devons tout.”
Malgré les tensions entre tradition et modernité, il est possible de trouver un équilibre entre reconnaissance envers nos parents et affirmation de notre propre identité. Reconnaître leurs sacrifices et leurs contributions de tout en affirmant notre droit à l’autonomie et à l’indépendance est essentiel pour construire des relations familiales saines et épanouissantes.
Considérons le cas simple de parents ayant quitté leur pays d’origine, bravant l’inconnu pour offrir un avenir meilleur à leurs enfants. Ils auraient pu opter pour une vie ordinaire, mais ont fait le sacrifice de leur propre liberté pour offrir à leurs enfants le luxe de l’indépendance. Ironiquement, cette liberté tant chérie est désormais utilisée contre eux, alors que leurs enfants revendiquent ne pas leur devoir reconnaissance ni redevabilité, car je cite “c’est normal, ils n’avaient qu’à pas nous enfanter ?”. Je vous laisse en juger la pertinence. À titre personnel, j’estime que, certes nous n’avons pas choisi nos parents, mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes dépourvus de toute obligation envers eux.
Pas de réponse à pourvoir
Tout comme les débats de « l’amitié homme femme existe-t-elle » et ce qui s’en suit, ce débat n’a pas de bonne ou mauvaise réponse.
En conclusion, la question de la redevabilité envers nos parents est un sujet complexe qui mérite d’être abordé avec un esprit critique et engagé. Une réflexion critique révèle les limites de la vision traditionnelle. L’idée selon laquelle nous sommes automatiquement redevables à nos parents en raison de leur rôle dans notre naissance est contestée. Certains soutiennent que le simple fait de donner la vie ne suffit pas à créer une dette éternelle envers les parents. D’autres estiment que cette vision individualiste néglige les sacrifices et les efforts consentis par nos parents pour notre bien-être.
Cependant, reconnaître les sacrifices de nos parents et assumer notre responsabilité envers eux ne signifie pas renoncer à notre propre autonomie et liberté individuelle, mais plutôt reconnaître la richesse et la dignité de nos liens familiaux et de nos racines culturelles.