Grandir en entendant “que dira-t-on ?” façonne les rêves, les silences et même la manière d’exister. Dans les familles sud-asiatiques, le regard des autres devient souvent plus fort que la voix du cœur.
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Dans beaucoup de familles sud-asiatiques, être soi, choisir sa carrière, aimer librement, ou même juste porter ce dont on a envie peut déclencher une question : Log kya kahenge ? littéralement et que diront les gens ?
Plus qu’une phrase, c’est un écho permanent qui module nos paroles, nos gestes, jusqu’à nos rêves.
Cette peur du jugement touche particulièrement les jeunes, les femmes, et toutes celles et ceux qui s’écartent des normes dominantes : les personnes queer, les artistes, les voix dissidentes. Le reproche n’est pas seulement “tu fais ça pour toi”, mais “tu fais ça pour nous embarrasser”, “tu t’écartes des traditions”, “tu brises l’honneur familial”.
Les racines culturelles et historiques
Ce phénomène s’enracine dans des sociétés collectivistes où l’identité personnelle est intimement liée à la famille, à la caste ou à la communauté. Dans ce modèle, les choix individuels ne sont pas séparés du collectif : un enfant agit aussi pour préserver le nom de la famille, éviter la honte sociale, maintenir une image conforme à la tradition.
Durant l’ère coloniale, les normes de respectabilité imposées par la morale victorienne ont renforcé ces structures. Pudeur féminine, hiérarchie, contrôle des émotions : tout cela s’est cristallisé en un idéal social de “bonne réputation”. Les valeurs de conformité et d’obéissance sont restées bien après l’indépendance.
Certains sociologues parlent d’une “colonisation mentale” : la domination extérieure a laissé place à une domination intérieure, celle du regard des autres.
Comment “Log Kya Kahenge” s’impose aujourd’hui
Dans la famille, la pression se cache souvent derrière la bienveillance. Un simple “c’est pour ton bien” ou “ne fais pas honte à la maison” suffit à rappeler la frontière invisible de ce qui est acceptable. La peur du qu’en-dira-t-on se transmet par le ton des conversations, les silences, les remarques anodines.
Les médias, les séries et le cinéma indiens perpétuent aussi cette logique. Le scénario classique veut que le personnage rebelle soit puni, marginalisé, avant de “revenir sur le droit chemin”. Les récits populaires jouent un rôle essentiel dans la normalisation du conformisme.
Même dans la diaspora, cette peur n’a pas disparu. Les réseaux sociaux et les groupes familiaux en ligne reproduisent le même contrôle. Une simple photo, une tenue jugée “occidentale”, un choix de vie un peu différent peuvent devenir des sujets de discussion dans les salons, parfois à des milliers de kilomètres.
Les conséquences psychologiques
Vivre sous ce regard constant provoque des effets durables sur la santé mentale.
La honte intériorisée devient une voix intérieure qui juge et qui freine chaque décision. L’anxiété, la culpabilité, la peur de décevoir ou de trahir ses racines deviennent un mode de vie.
Ce poids social empêche parfois de suivre ses désirs, d’explorer ses passions ou d’assumer ses convictions.
Chez certains, cette tension se traduit par un sentiment d’étouffement, de solitude ou de perte d’identité.
Réflexions philosophiques : conformisme, honte et courage
Le psychologue social Solomon Asch a démontré que la pression du groupe pouvait amener des individus à nier leurs propres perceptions, juste pour se conformer à la majorité. Le regard des autres est parfois si fort qu’il déforme la réalité.
Le sociologue Thomas J. Scheff a, lui, étudié le rôle de la honte comme outil de contrôle social. Celui qui “déçoit” n’est pas seulement jugé par les autres : il apprend à se punir lui-même pour redevenir acceptable.
La philosophe Martha Nussbaum, dans son ouvrage Hiding from Humanity, distingue deux formes de honte : celle qui vient de la peur du jugement extérieur, et celle, plus morale, qui naît de la conscience de nos propres valeurs. Être libre, selon elle, c’est savoir reconnaître la première pour mieux écouter la seconde.
Vers un refus libérateur
Se libérer du “Log Kya Kahenge” n’est pas une rupture avec sa culture, mais un acte de lucidité.
Certaines personnes commencent par de petits gestes : oser dire non, s’exprimer, porter ce qui leur plaît, choisir leur carrière ou leur partenaire selon leurs propres critères. Ce sont des actes simples, mais symboliquement puissants.
Chercher des espaces de soutien, qu’il s’agisse de groupes de parole, de thérapies ou de communautés bienveillantes, aide aussi à déconstruire cette peur du jugement.
Développer l’estime de soi, apprendre à s’évaluer selon ses propres repères, redonner du sens au mot “respectable” : voilà les premières étapes d’une liberté nouvelle.
En résumé
Le “Log Kya Kahenge” n’est pas seulement une phrase, c’est un héritage émotionnel collectif.
Il s’appuie sur la honte, la peur et le besoin d’acceptation, et continue d’influencer la vie de millions de personnes, parfois sans qu’elles s’en rendent compte.
Mais comme le disait Jean-Paul Sartre, “l’enfer, c’est les autres” ou plutôt, c’est le pouvoir qu’on leur donne sur notre propre existence.
Refuser de vivre sous le regard du “que dira-t-on”, c’est choisir d’exister pleinement. Et dans ce choix se trouve peut-être la forme la plus authentique de liberté.